Je n’ai pas…
Je n’ai pas vu Roland Sora depuis un certain temps. Il était en mission au Brésil. Il a fait là-bas des conférences, comme il fait si bien partout, tenu des séminaires, des tables rondes. À son retour, il est plus que volubile sur ce pays. Les sambas, les candomblés, le brassage de l’Afrique, de l’Amérique et de la latinité, le style unisexe, il ne tarit pas. Le fabuleux « naturel » des Brésiliennes, tellement plus fort que celui que Stendhal prêtait aux Italiennes. Et l’extrême attention, partout, à ce que la culture de la vieille Europe a de plus avancé. La vieille Europe, pourtant, il faut bien le dire ! Depuis qu’il est rentré, tout lui paraît ici étriqué et sans vigueur. Sans jeunesse. Là-bas, malgré les impasses économiques et les difficultés de la démocratie, il y a comme une jeunesse sauvage et un vertige de l’avenir. Malgré de larges zones de misère, une espérance et une joie. Et puis, l’été tropical resplendissait. Ici, c’est à peine la fin de l’hiver.
C’est dire que M. Sora est disposé à entendre l’histoire de mes dernières péripéties comme on prendrait acte, de Sirius, des dernières anecdotes de notre planète. Je me sens réellement mal à l’aise en face de lui dans ce bureau où il a bien voulu m’accorder quelques instants, en dépit du nombre des étudiants qui se pressent à sa porte depuis son retour. Je garde la bouche close. Heureusement, il a la bonté de me demander où j’en suis. Où en suis-je ? Voilà tout le mystère en effet. Je lui dis qu’avec Dautrand l’étape a été franchie. Il signe des papiers devant moi, faisant semblant de ne pas entendre, puis remue vaguement la tête, comme pour indiquer que la fatalité étant ce qu’elle est, il ne peut que s’incliner ou que, de toute façon, comme il est encore au Brésil, de cœur, d’esprit et de corps, ce genre de nouvelle le touche autant qu’une feuille morte qui effleure le sol. S’éloigne-t-il de moi ? En aurait-il assez, et même plus qu’assez de mes petites histoires et de mes confidences ? C’est le sentiment que j’ai, tout d’un coup, devant ce bureau. J’ai envie de me lever et de partir. Ou de pleurer, ce qui serait le pire.
Mais j’enchaîne. Je raconte mes mésaventures avec Clorinde. Et les turbulences de la Générale. Là, Sora s’arrête de signer et me prête une oreille sensiblement plus attentive. Il paraît s’amuser. Sans doute, au fond de lui-même, n’est-il pas loin de penser, comme le commissaire, que je suis sur une pente dangereuse et que je commence à « troubler l’ordre public » de notre charmante petite ville. Il devrait tout de même avoir l’avantage sur M. Beloy de comprendre que cela est dû aux imprévisibles engrenages de cette activité, sûrement coupable, qui consiste à lire à voix haute ce qui est fait pour le silence. Où cela peut-il mener ? S’il ne le sait pas lui, qui le saura ? Il est vrai qu’il préfère, à y bien réfléchir, voir les livres dans le placard de sa bibliothèque qu’en liberté. Il y a si longtemps qu’il les apprivoise !
En tout cas, il est indulgent. Pris sans doute par le temps et n’osant me mettre à la porte, il se lève, vient vers moi et dépose un baiser fraternel sur chacune de mes joues.